Comme le cheval aux yeux bandés (The Blindfold Horse) qui tourne en rond autour du piquet de la noria, les souvenirs font la ronde, dessinant un écheveau de cercles sans fin - que l'écriture a pour mission secrète de trancher, de libérer. Ainsi procède Shusha Guppy - à coups de ciseaux précis, à coups de sonde - en évoquant dans ces pages son enfance en Iran (ou plutôt en Perse : elle préfère ce mot un peu désuet, dans la mesure où il a servi longtemps de miroir à une culture multi-millénaire). Elle a la chance d'être née dans une famille privilégiée : privilégiée par l'esprit, s'entend. Ses deux grands-pères sont de saints hommes, fort versés dans les choses de la religion, et pourtant éclairés et tolérants (les deux choses, alors, ne sont pas incompatibles) : l'un d'eux sera l'auteur du code civil du nouvel Iran. Son père est un philosophe écouté, que le chah consulte à l'occasion - même s'il ne l'entend pas toujours. A l'ombre de ces personnages pleins de séduction, l'enfance de la gamine oscille sans heurts entre les plaisirs de la tradition et ceux de la modernité naissante. Autour du jardin qui abrite ses jeux, deux mondes se côtoient, s'observent, mais se tiennent à sage distance l'un de l'autre : l'univers du dedans (celui de la maison, avec ses servantes, son jardinier, ses rituels domestiques gouvernés par le rythme des saisons) et celui du dehors (celui du cinéma, du jazz, des cafés où une jeunesse émancipée proclame son désir de vivre « autrement »). Le charme du livre tient en grande partie à cette hésitation, qui est celle-même de l'enfance : une petite fille va du jardin à la rue, et fait son miel de tout. Car à cet âge, l'émerveillement loge partout : à l'ombre des serviteurs dévoués, gardiens de la coutume, comme sous le brillant éclairage des festivités et des pompes où se révèlent les agréments d'une modernité bien tentante. Hésitation n'est peut-être pas le mot : balancement, plutôt, et dont il est posé qu'il se doit de garder en tout le plus juste équilibre - sans lequel il n'est plus ni beauté ni plaisir de vivre. Mais peu à peu les années passent. La petite fille ouvre grand ses oreilles et découvre que derrière l'écran des apparences, des forces obscures sont aux prises. L'école, dans le même temps, lui ouvre des horizons : elle réussit brillamment et comprend qu'elle devra, un jour, utiliser tout ce savoir à des fins qui seront les siennes. Elle voit, et ne tarde pas à comprendre. Grâce à la manne du pétrole, une petite société obnubilée par l'argent s'enrichit aux dépens du peuple. Les sages valeurs d'antan volent en éclats, mises à mal par une politique de modernisation à outrance qui a le tort d'ignorer les problèmes de la rue. faisant ainsi le lit des prédicateurs fanatiques, grands manipulateurs de la misère humaine. Tout en dressant la chronique de la maison, où hommes et femmes vivent encore à la mode ancienne, dans des appartements séparés, l'auteur ponctue son récit de portraits, d'anecdotes, de dialogues qu'on dirait tirés des Mille et une nuits. Avec elle, nous nous promenons dans tous les recoins de ce petit paradis où fusent les rires, où les conversations et les appétits vont bon train. Et nous l'abandonnerons dévasté, pillé, noirci par le feu qu'on allumé les cagots - qui accaparent à leurs sinistres fins le sage enseignement du Prophète. La faille du désenchantement court en fait tout au long de ces pages : invisible d'abord, puis cruellement évidente. Mais l'auteur ne juge pas : ainsi va le temps des hommes, qui a besoin de la mort pour faire avancer la vie - ou ce que les esprits aveuglés s'imaginent être la vie. Toutes les civilisations - et non seulement la russe - ont leur Cerisaie, qu'il faut bien un jour se décider à vendre. ou à livrer à la hache de ceux qui parlent au nom du peuple, et qui n'ont que faire des fruits vermeils des paradis perdus. Cette enfance dans le Téhéran d'avant les Ayatollahs, au sein d'une famille aisée et tolérante, a des accents que ne renierait pas un Tchekhov. Patrick Leigh Fermor, Edna O'Brien, Anita Brookner ont crié au chef-d'oeuvre.
Un jardin à Téhéran : Une enfance dans la Perse d'avant-hier
Shusha Guppy
Poche: 350 pages
Editeur : Editions Phébus (22 octobre 2012)
Collection : Libretto
Langue : Français
ISBN-10: 2752908954
ISBN-13: 978-2752908957
Dimensions du produit: 18 x 2,5 x 12 cm